Article et photographies par Nathalie Desse publié dans Ouest-France.
Il y a près de quarante ans, un fugitif vietnamien prenait la mer à bord d’un sampan qu’il a retrouvé au Havre. Le 18 décembre, ce bateau quittera le port normand pour être exposé aux États-Unis.
Ce 2 septembre 1984, ils sont neuf à vouloir quitter Ba Ria, dans le sud du Vietnam. Neuf jeunes amis, dont trois femmes et un enfant de 10 ans, grimpent dans un sampan, cette frêle embarcation en bois habituellement
utilisée par l’un d’eux pour pêcher en rivière. Sur la mer de Chine, les voilà devenus des boat people fuyant un pays dirigé par un régime communiste autoritaire, au lendemain de la guerre, rêvant d’atteindre les Philippines ou peut-être la Malaisie.
Tai Phung, alors âgé de 22 ans, raconte : « Dès le deuxième jour, il nous manquait de l’eau et nous n’avons pu nous nourrir qu’une seule fois. » À la rame et à la voile, ils dérivent, au gré des tempêtes, durant sept jours, « le corps trempé par les vagues, seuls les femmes et l’enfant pouvaient se protéger du soleil sous l’abri ». Ils voient aussi passer beaucoup de bateaux, sur une mer infestée de pirates.
« J’ai lancé des signaux de SOS » Et puis, une nuit, « j’ai vu les lumières d’un bateau et alors lancé des signaux de SOS, à la lampe torche », poursuit Tai Phung. À la passerelle du Cetra Corona, les hommes de quart les aperçoivent. Le vraquier de la Compagnie maritime des Chargeurs réunis, immatriculé au port du Havre, mettait le cap sur Nagoya, au Japon, pour s’approvisionner en minerai de charbon. Il se déroute pour leur porter secours et l’équipage hisse à bord les rescapés ainsi que le sampan.
Tai Phung débarque au Japon, où il pense retrouver de la famille exilée. Il est ensuite accueilli aux Philippines.
Là, dans le campement de réfugiés, il rencontre Mai Nguyen, 23 ans, qui a fui sur un bateau plus grand, près de 160 personnes à bord, et a d’abord passé plusieurs mois en Malaisie. Ils y ont un fils, à qui ils donnent le prénom de Philip, puis c’est aux États-Unis qu’ils émigrent, en 1986. À Dallas, au Texas, la famille gère aujourd’hui des salons de manucure.
Ensuite, c’est une histoire d’échanges sur les réseaux sociaux entre boat people, qui ont mené tout droit au Havre. À Dallas, Tai Phung, qui a toujours voulu pouvoir remercier l’équipage du Cetra Corona, fait des
recherches. Il entre ainsi en contact avec Chau Thuy, réfugié devenu résident américain depuis 1980, qui préside le Vietnamese Heritage Museum, en Californie, et collecte témoignages et objets.
Son but : « Préserver et transmettre l’histoire de ces rescapés réfugiés dans le monde entier que ne connaissent plus les jeunes générations. »
La trace du sampan est retrouvée au Musée maritime et portuaire du Havre, où il est conservé.
Tai Phung est persuadé que c’est bien celui sur lequel il a fui. Le 14 novembre, ils se sont tous retrouvés au musée, pour la signature d’un accord de dépôt. Il lui fut difficile de cacher son émotion. Tout comme ce groupe d’anciens
réfugiés venus de Paris, il y a quelques jours, découvrir le sampan.
Pour la photo, les femmes avaient revêtu un costume traditionnel indochinois d’avant la guerre.
Du Havre à Los Angeles, un voyage historique
Le sampan est long de 6,60 mètres pour 2,25 mètres de large, et il resterait moins d’une dizaine de ces
embarcations à fond plat dans le monde ayant servi à la fuite des boat people. En 1984, de retour au Havre,
le port d’attache, l’équipage du Cetra Corona en avait fait don à l’association du Musée maritime et portuaire
du Havre qui l’a, depuis, précieusement conservé.
Chau Thuy, président du Vietnamese Heritage Museum en Californie, sollicite le président du musée havrais, Didier Raux, pour un prêt. « Ce bateau avait une histoire et cette histoire n’est pas la nôtre, nous ne sommes qu’un maillon de celle-ci », souligne Didier Raux. Pour Chau Thuy, ce sampan « appartient à notre histoire de réfugiés et le symbole universellement reconnu qui représente les boat people vietnamiens à la recherche de la liberté, quand il y a eu un million de personnes qui ont perdu la vie ensevelies dans les océans ». Le 14 novembre, le prêt est signé et, le 18 décembre, le sampan partira à bord du porte-conteneur NYK Meteor, de la compagnie japonaise NYK Line, qui devrait accoster à Los Angeles le 20 janvier.
« Le plus grand soin est porté à la manutention, à l’empotage dans le conteneur et au transport du sampan », assure Étienne Le Barbé, de l’entreprise Derudder. « Sanglé avec précautions pour être arrimé sur son ber, le sampan sera protégé d’airbags pour être bien calé » et, norme internationale oblige, le conteneur passera à la fumigation, pour détruire insectes et parasites.
Au Vietnamese Heritage Museum, situé au sud de Los Angeles, dans le comté d’Orange où vivent quelques 500 000 Vietnamiens, le sampan sera au coeur de l’exposition prévue le 30 avril 2023, pour le 48e anniversaire de la chute de Saïgon. Natalie DESSE.